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mercredi 22 juillet 2020

Comment le CAC 40 a aspiré les « grands flics » de la Place Beauvau 19 juillet 2020 Par Matthieu Suc mediapart

L’affaire Squarcini révèle un phénomène qui a pris de l’ampleur ces dernières années : la reconversion des patrons des plus prestigieux services de police dans le privé. Pour le meilleur et pour le pire.

Fin septembre 2016, Bernard Squarcini, ancien patron du renseignement intérieur, et Christian Flaesch, ancien patron du 36, quai des Orfèvres, étaient mis en examen dans une affaire de trafic d’influence.

Deux anciennes figures de la police reconverties dans le privé. Squarcini avait fondé sa propre société d’intelligence économique, baptisée Kyrnos, qui avait pour principal client LVMH, le géant du luxe hébergeant sur les Champs-Élysées le bureau de celui qu’on nomme « le Squale ».

Limogé de la police judiciaire parisienne en décembre 2013 en raison d’un appel qu’il avait passé à Brice Hortefeux en marge de l’affaire Sarkozy/Kadhafi, Christian Flaesch était devenu quelques mois plus tard le directeur de la sécurité du groupe hôtelier Accor (sa mise en examen n’est pas en lien avec son activité au sein d’Accor mais avec le fait que, encore à la tête de la PJ parisienne, il avait livré des informations à Squarcini qui intéressaient LVMH).

Deux « grands flics » déchus monnayant leurs services à des entreprises du CAC 40 et ayant des ennuis avec la justice du fait même de ces relations avec le grand capital. Trois même, si l’on ajoute le cas, un peu particulier, d’Alain Gardère.

Quatre mois après le préfet Squarcini et l’inspecteur général Flaesch, le préfet Gardère était à son tour mis en examen pour « corruption passive », « prise illégale d’intérêts », « recel d’abus de biens sociaux », « détournements de fonds publics » et « abus d’autorité ».

Ancien directeur de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne à la préfecture de police, puis directeur adjoint du cabinet de Claude Guéant au ministère de l’intérieur, Alain Gardère se voit reprocher son rôle en tant que directeur du Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), organisme public qu’il dirigeait depuis décembre 2014 (il a été limogé depuis). Notamment à cause de sa trop grande proximité avec des chefs d’entreprise de ce secteur, les services qu’il leur rendait, et les cadeaux et avantages qu’il acceptait d’eux, alors que le CNAPS est justement censé contrôler et moraliser leurs activités. L’enquête judiciaire montre, comme l’a raconté Mediapart, comment il avait joué le rôle de facilitateur pour Bernard Squarcini et une société de sécurité privée dans leurs relations avec les groupes Bolloré et Dassault.

Un groupe Bolloré où l’on retrouve, chargé d’un chemin de fer de 3 000 kilomètres en Afrique de l’Ouest, un certain Ange Mancini, le premier chef du RAID dans les années 1980, puis coordinateur national du renseignement auprès de l’Élysée au début des années 2010. Avant l’arrivée d’Ange Mancini, Claude Cancès, ancien patron du 36, quai des Orfèvres, y avait fait office de conseiller pour la sécurité du groupe Bolloré.

Jean-Louis Fiamenghi, ancien patron du RAID lui aussi et du service de protection des hautes personnalités, ancien directeur de cabinet du préfet de police de Paris, pantoufle lui en tant que directeur de la sûreté chez Veolia.

Après quelques années passées aux Renseignements généraux, Cédric Thévenet passe d’une entreprise du CAC 40 à l’autre. Il a codirigé « le département sécurité de l’infrastructure globale » de la Société générale. Il supervise désormais la cybersécurité de l’entreprise française de services du numérique Capgemini.

Ancien sous-directeur des affaires économiques et financières de la police judiciaire, le contrôleur général Didier Duval traque désormais la corruption en tant que déontologue au Crédit agricole.

L’ancienne chef de section à la Division nationale anti-terroriste (DNAT), Marie Gerosa, se met en disponibilité en 2009 pour pouvoir intégrer le groupe Thales.

La gendarmerie n’est pas en reste puisqu’on retrouve Denis Favier, ex-directeur général de la gendarmerie nationale et ancien commandant du GIGN lors de l’assaut de Marignane en 1994, comme directeur de la sûreté chez Total.

Au-delà du CAC 40, l’herbe est verte aussi pour d’autres grands flics. L’ancien directeur central de la PJ, Christian Lothion, pantouflait jusqu’à l’an dernier à la Fédération bancaire française (FBF), où il a cédé sa place à Éric Voulleminot, numéro 2 de la direction centrale de la PJ.

Amaury de Hauteclocque, le chef du RAID lors de l’assaut de l’appartement de Mohammed Merah, a intégré un an plus tard le comité exécutif du groupe d’assurances mutualiste Covéa (qui regroupe MMA, la MAAF et la GMF). Il a le titre de « directeur des stratégies coopératives du groupe ».

Pilier des ex-Renseignements généraux, la commissaire divisionnaire Brigitte Henri met à la disposition de la BRED ses compétences dans la lutte contre la corruption et le blanchiment de l’argent. Elle est officiellement la « directrice du contrôle des risques opérationnels et de la conformité bancaire, de la sécurité des systèmes d’information et du plan de continuité d’activité ».

Avant de rejoindre Air France, en tant que directeur de la sûreté, Gilles Leclair avait dirigé la mythique Crim’, la brigade criminelle de Paris. Il avait aussi officié à Europol, à la direction centrale des Renseignements généraux ou encore à la Direction générale de la police nationale.

L’ancien patron de l’Office central de répression du banditisme (sous ses ordres ont notamment été interpellés le roi de la belle Antonio Ferrara et plusieurs braqueurs corses), Hervé Lafranque est depuis une quinzaine d’années « le directeur opérationnel de la sécurité, sûreté et de la prévention des incivilités » du groupe La Poste.

Commissaire divisionnaire en disponibilité, Christian Aghroum, qui a dirigé l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC), a fondé sa société de conseil et d’audit en sûreté, cybersécurité et gestion de crise après avoir été en poste dans une entreprise suisse, leader mondial de la fourniture d’encres pour les billets de banque.

Après avoir créé puis dirigé la division chargée de définir la protection des bâtiments du ministère de l’intérieur, Jean-Philippe Canonne opère depuis 2016 en tant que « directeur de la sûreté France » pour le groupe Unibail-Rodamco-Westfield.

Le chef de l’unité de coordination de la lutte anti-terroriste (UCLAT) dans les années 1980, René-Georges (dit « Jo ») Querry avait défrayé la chronique quand, alors patron de la sécurité du groupe Accor, il avait été le premier à informer l’Élysée de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn à New-York après son agression d’une femme de chambre dans un établissement du géant hôtelier. Après avoir œuvré dans une branche du groupe Bolloré, décidément très demandeuse d’ex-policiers, Jo Querry est devenu le directeur de la sécurité de Casino. Il est désormais consultant « à son compte ».

On arrête là l’inventaire à la Prévert. Et l’on s’empresse de souligner qu’à l’exception des Squarcini, Flaesch et Gardère, la justice n’a, à notre connaissance, rien à reprocher à tous ces ex-policiers.

En revanche, on ne peut que s’étonner de la quantité de chefs de service policier que l’on retrouve dans les bureaux des plus grandes entreprises françaises. « Ça a toujours existé mais ça prend de l’ampleur ces dernières années, estime un vieux routier de l’intelligence économique. C’est devenu un élément de train de vie pour le PDG d’avoir son contrôleur général [deuxième plus au haut grade au sein de la police – ndlr] à ses côtés. Il y a un petit phénomène de mode. » « Dans une ambiance bon enfant, on échangeait des cartes de visite, des renseignements… »

Depuis en gros les années 1990, les entreprises françaises recourent à des enquêtes privées, voire à des méthodes illégales, pour se prémunir de l’espionnage industriel ou pour s’y adonner. Et elles embauchent d’anciens fonctionnaires ou emploient pour des missions de plus ou moins longue durée des agences dites « d’intelligence économique ».

En dehors de l’Hexagone, ces prestataires de services se substituent de plus en plus aux États dans leurs prérogatives pour subvenir à une demande de sécurité en pleine expansion depuis le 11-Septembre et la prise de conscience collective de la menace terroriste. Aux États-Unis, on compterait environ 2 000 officines privées, d’après le Dictionnaire du renseignement (sous la direction de Hugues Moutot et Jérôme Poirot, Perrin, 2018).

En France, si le phénomène se heurte à de fortes résistances culturelles, il se développe tout de même. Pas toujours de la meilleure des façons. « C’est un domaine où foisonnent les imposteurs. On vend très cher à ses clients des informations que chacun peut trouver gratis sur Internet ! », fustigeait feu le patron des Renseignements généraux Yves Bertrand.

Ce commerce reposait (et repose toujours, comme nous le montre l’affaire Squarcini) sur la paranoïa des capitaines d’industrie. « Ce milieu de l’intelligence économique parisienne n’a fonctionné pendant des années que comme ça, avouait un de ses acteurs rencontré à l’été 2013 dans un bar huppé de la capitale, sur la base de dossiers plus ou moins bidons, qui étaient vendus très chers aux grands patrons et qui ne sortaient jamais du tiroir. On montait en épingle trois anecdotes, le fait que le mec sur lequel on était supposé travailler avait fumé un pétard 15 ans plus tôt. On vendait cela comme une enquête et on gagnait énormément d’argent. C’était n’importe quoi, n’importe quoi ! »

Dans les années 2000, ce mélange des genres entre sécurité publique et privée se faisait à la bonne franquette et avait même ses lieux de prédilection. Comme ce restaurant à la porte sans poignée et au vieux rideau tiré, planqué Porte Brancion, dans le sud de Paris. Aux Sportifs réunis s’affiche sur la façade, mais les habitués ne désignent l’établissement que sous l’appellation « Le Boxeur ».

Il a été ouvert il y a une soixantaine d’années par Yanek Walczak, un rival de Marcel Cerdan et de Sugar Ray Robinson. Un restaurant sans chichi – les toilettes se trouvent dans la cour intérieure – et très confidentiel. « C’est un endroit hors du temps. On y côtoie des flics, des juges, des gens des douanes, des impôts, autour d’une bouteille de pinard sans étiquette. Si on n’est pas exigeant sur l’hygiène des locaux, sur la vétusté des toilettes, la nourriture est fameuse », se pourléchait un ex de la DST rencontré au printemps 2013.

Cela a commencé il y a une trentaine d’années, avec de simples flics, quand le commissaire de l’arrondissement, Jocelyn Monteil, l’époux de Martine, qui deviendra la patronne de la PJ française, y invite des collègues. Les policiers se passent le mot, les militaires suivent. En 2010, l’ensemble de la communauté du renseignement et de la sécurité privée se presse à cette table, une demi-douzaine de fois par an.

« Tout le monde se tutoyait, c’était à la bonne franquette. Au milieu de la pièce, il y avait un tonneau avec une terrine dessus. On commençait comme ça, on piochait, autour d’une ou deux bouteilles de pinard. Cela se passait dans une ambiance bon enfant, on échangeait des cartes de visite, des renseignements… », se souvient un ancien des Renseignements généraux, lui aussi interviewé au printemps 2013.

Le bon endroit et le bon moment pour les flics reconvertis dans le privé de demander des menus services à leurs anciens collègues.

Au début des années 2000, l’entreprise Ikea a mis au point un vaste système de surveillance et d’espionnage de ses salariés, et même de clients, grâce à des liens tissés avec des policiers. À la suite des révélations du Canard enchaîné et de Mediapart (voir notre dossier), une information judiciaire avait été ouverte et 15 personnes (anciens dirigeants ou policiers), ainsi que la filiale française du géant suédois de l’ameublement, sont renvoyées au tribunal correctionnel, a annoncé en mai dernier le parquet de Versailles

Le directeur du département de la gestion du risque d’Ikea passait par des sociétés privées pour obtenir des fichiers de police. Chaque consultation du STIC (Système de traitement des infractions constatées) était facturée 80 ou 120 euros, selon le prestataire.

Dans une autre affaire impliquant un flic reconverti dans le privé et un commissaire en exercice, il a été établi que la consultation d’une fiche STIC coûtait 30 euros mais que tout renseignement bancaire était facturé 400 euros.

On perçoit une allusion, sur le ton de la blague, à cette pratique de la tricoche dans le deuxième épisode de notre série « Le Squale, opérations secrètes », quand on entend le préfet Pierre Lieutaud, alors numéro 2 du Conseil national du renseignement (CNR), dire à Bernard Squarcini qui lui a demandé au nom de LVMH une note du CNR : « T’as vu ? On bosse pour toi, on te fera passer nos honoraires. »

Ce à quoi le Squale répond : « Absolument. »

Pour l’essentiel, la tricoche permet aux policiers en bas de l’échelle d’arrondir leurs fins de mois. À l’étage au-dessus, ce qui attire, c’est de franchir le pas, comme Bernard Squarcini, et rejoindre le privé.

Dans un entretien accordé à l’automne 2016 au site AEF, Frédéric Ocqueteau, directeur de recherches au CNRS (il a notamment publié, en 2011, « Profils et trajectoires des directeurs sûreté. Résultats d’une enquête conduite auprès de 25 entreprises » dans la revue Sécurité et Stratégie) soulignait ce phénomène : « De nombreux cadres de la police […] ont depuis quelques années une stratégie de reconversion dans le privé, que ce soit en prenant place au sein de services internes de grandes entreprises publiques ou privées ou en créant leur propre société de services. Ils se prévalent d’un carnet d’adresses important et […] de leur capacité à savoir mobiliser des informations utiles obtenues de leurs anciens collègues et subordonnés de ‘‘l’appareil secret’’ de l’État. »

À propos d’un grand flic parti dans le privé, un de ses anciens collègues confie : « Il est heureux. Il rentre à heures fixes, il gagne très bien sa vie, il a tourné la page… » Et ce même collègue de nous raconter les diverses sociétés qui l’ont à son tour approché ces dernières années, sans que cela soit concluant. Les meilleurs postes étant déjà pris, les places commencent à devenir très chères. Et l’argent est bien sûr le nerf de la guerre.

D’après le rapport de la Cour des comptes « Police et gendarmerie nationales : dépenses de rémunération et temps de travail » qui date de mars 2013, un simple commissaire touchait en moyenne un peu plus de 4 000 euros par mois (hors primes, etc.), un commissaire divisionnaire environ 5 500 euros et les grands chefs (contrôleurs et inspecteurs généraux), plus de 7 000 euros. Un salaire qui, dans le privé, double ou triple, selon les estimations de diverses sources.

Jo Querry, le seul parmi les policiers contactés à accepter d’être cité, ne cache pas quelle a été sa motivation, lui qui a été un des premiers à franchir le pas : « En 2003, je suis en charge de la coopération internationale, une des neuf directions de la police nationale. Mes supérieurs m’apprécient, je ne suis pas en danger et à neuf ans de la retraite. Mais le patron d’Accor m’approche par le truchement d’un ami en commun. Il avait des problèmes de sécurité. On a discuté. Je leur ai montré mon salaire, ils me l’ont multiplié par deux. C’était l’occasion d’offrir à ma femme et mes enfants un meilleur cadre de vie. Alors j’ai quitté la police. » Dîners mondains dans des restaurants étoilés

Auparavant, c’étaient plutôt les anciens du ministère de la défense et de ses services de renseignement qui avaient la cote auprès des grands patrons. Déjà parce que, chez les militaires, la reconversion est souvent une nécessité, dans la mesure où les personnels partent à la retraite plus jeunes. « Il y avait une espèce de monopole des militaires ayant baroudé aux quatre coins du monde et ayant fait du renseignement », se souvient Jo Querry.

Les quelques policiers qu’on retrouvait dans les services de sécurité des grands groupes étaient des officiers provenant pour la plupart des brigades financières, ou des services de renseignement de la Place Beauvau (DST, RG). Maintenant, ceux qui ont une expérience dans la cybercriminalité offrent un profil intéressant. Et les grands chefs de la maison police, souvent plus médiatisés que leurs homologues militaires, s’engouffrent dans la brèche. « Quand on est passé au Raid, ça fait rêver certaines personnes », constate l’un d’eux.

Selon un ancien de la Place Beauvau à la tête de la sécurité d’un grand groupe industriel, la porte se serait ouverte pour les profils comme le sien en 2015-2016, « il y a eu un besoin pour les entreprises d’adapter leurs structures à la crise terroriste, de mieux sécuriser leurs sites et ce que cela soit à l’intérieur de nos frontières comme à l’étranger ». Une problématique pourtant pas nouvelle : l’enlèvement en 2010 des expatriés travaillant sur le site minier d’Areva à Arlit, au Niger, avait été possible parce que la sécurité était déficiente.

Le vieux routier de l’intelligence économique précité situerait plutôt l’émergence du phénomène en 2013 avec l’arrivée de Bernard Squarcini sur le marché : « Ils rêvent tous de gagner autant d’argent que lui. » Selon les décomptes de Mediapart, Kyrnos, la boîte de Bernard Squarcini a encaissé en sept années d’existence pour 6,2 millions d’euros de factures, une partie des recettes – dont nous n’avons pu déterminer le montant exact – devant être reversée ensuite à des sous-traitants.

Pour les appâter, certains PDG n’hésitent pas à organiser des dîners mondains. « J’ai déjà été convié à leur table, se souvient un participant. À l’un d’eux, il y avait trois grands flics et deux grands patrons. Ils ont fait ripaille. » Notre source refuse de dire l’objet du dîner, mais il était intéressé.

Les déjeuners au Boxeur sont remplacés par des dîners dans des restaurants étoilés. On est montés en grade, entre PDG, inspecteurs et contrôleurs généraux. « Entre gens du monde », ajoute le témoin précité avant de décrire ce qui, selon lui, les lie : « Ces grands flics sont persuadés de continuer à servir l’intérêt commun en défendant l’intérêt des grands groupes industriels français, et les patrons ont besoin d’un monsieur bons offices, le couteau suisse qui les dépanne pour gérer le quotidien. »

Les tauliers de la Place Beauvau trouvent là l’occasion d’une seconde vie professionnelle lorsqu’ils ont été mis sur la touche (en langage administratif, on devient « chargé de mission », le plus souvent à l’IGPN) à l’occasion d’une nouvelle guerre des polices (elles ne font plus la une des journaux mais ces dernières années encore des commissaires s’affrontent à fleurets mouchetés pour entraver la carrière de l’adversaire, etc.) ou encore d’un remaniement ministériel. Ou simplement parce qu’il n’y a rien de mieux à attendre. « J’avais fait le tour de la question, je n’avais pas de poste au-dessus de moi à attendre, pas de perspective », explique l’ancien de la Place Beauvau précité.

D’autres fois, c’est parce qu’un homme politique cherche à placer des hommes de confiance au sein d’un groupe industriel. C’est ce qui s’est passé chez Renault.

En 2011, après le marasme de l’affaire des faux espions (la marque au losange avait licencié trois cadres accusés d’avoir livré des secrets industriels à une puissance étrangère, sur la base d’un faux dossier monté par son service de sécurité interne), le président de la République veut profiter de l’occasion pour se débarrasser de Carlos Ghosn, ce patron qui se contrefiche de l’État actionnaire.

Sentant le vent du boulet passer au-dessus de sa tête, le PDG accepte de donner des gages de bonne conduite. Renault communique alors sur la refonte de son service de sécurité, qui était dirigé auparavant par des anciens de la DGSE et de la DPSD (les services de renseignement du ministère de la défense). Cette refonte est le fruit de la mission réalisée par les « frères », Alain Bauer, le criminologue, ancien grand maître du Grand Orient, et Alain Juillet, haut gradé de la Grande Loge nationale française et ex-responsable de l’intelligence économique à Matignon.

Un directeur de l’éthique verrouille l’action du nouveau service de sécurité. La mission en incombe à Jean-Marc Berlioz, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur. Il sera par la suite remplacé par Claude Baland, le premier directeur général de la police nationale sous la présidence de François Hollande.

On avait interrogé, au printemps 2013, un membre du service de sécurité de Renault sur les changements survenus à la tête de son service. Il avait poussé un soupir : « Tout ça, c’est de la théorie. Dans la réalité, le réseau des francs-maçons a remplacé le réseau des militaires, c’est surtout ça qui a changé. »

Mais les noms ronflants ne valent pas garantie d’expertise. Au lendemain de l’arrestation au Japon de Carlos Ghosn, Renault charge l’ancien patron de la police nationale Baland de réaliser un audit interne. Celui-ci conclut à l’« absence de fraude » sur la rémunération des principaux dirigeants de la marque au losange en 2017-2018.

Quelques mois plus tard, le conseil d’administration publie le 3 avril 2019 un communiqué de presse aux conclusions diamétralement opposées à celles de Claude Baland : « Chez Renault, des dépenses engagées par l’ancien président-directeur général sont source de questionnements, en raison des pratiques contestables et dissimulées [...] et des atteintes aux principes éthiques du groupe qu’elles impliquent, notamment dans la gestion des conflits d’intérêts. » En septembre de la même année, Claude Baland quitte ses fonctions chez Renault. « Obtenir un dossier judiciaire, sincèrement, c’est de plus en plus compliqué… »

Les grands patrons reproduisent avec les policiers la même erreur qu’ils ont faite avec les militaires. Ils recrutent du lustre plus qu’une compétence en adéquation avec leurs besoins. Des nageurs de combat, des ex du service action de la DGSE sont embauchés pour faire de l’intelligence économique et de la contre-ingérence. Les grands flics débauchés ont dirigé des services qui, certes, font la une de l’actualité mais ils sont coupés depuis longtemps des réalités du terrain.

Une analyse que ne partage pas l’un d’entre eux : « Lors de la crise du Covid, on a tout de même montré un savoir-faire que ceux qui nous entourent, de brillants polytechniciens, n’ont pas : la gestion de crise. Nous avons la capacité de dire les choses qui déplaisent au grand patron. On n’usurpe pas notre place. »

« Ce n’est pas parce que vous êtes un bon flic que vous êtes un bon directeur dans le privé. On apprend un nouveau métier, on devient des manageurs. Tout le monde n’y arrive pas… », explique l’un de ceux inscrits dans le paysage depuis longtemps.

« La remise en question est plus lourde qu’on n’imagine, ajoute un troisième. Nous occupons des postes techniques. Nous sommes sortis de ces directeurs de la sécurité qui étaient là essentiellement pour faire sauter des PV. Notre nouveau métier se professionnalise. »

Mais, à y regarder de plus près, la société Kyrnos ressemble à une coquille vide. Sur le seul nom de Bernard Squarcini, elle décroche des contrats. Squarcini a ensuite recours à des sous-traitants pour les exécuter. Sa principale plus-value réside dans sa facilité d’obtenir du renseignement provenant du cœur de l’État.

Dans l’entretien à AEF précité, Frédéric Ocqueteau dénonçait un « risque de conflit d’intérêts permanent ». Le sociologue pointait le problème de la commission de déontologie de la fonction publique, qui ne peut pas effectuer de contrôle a posteriori sur les fonctionnaires autorisés à se reconvertir. « Lorsque l’accord de l’autorité de tutelle est donné, la personne n’est plus jamais contrôlée », soulevait-il. Là où l’agence Défense mobilité et à la MIRVOG (Mission retour à la vie civile des officiers généraux) seraient, selon Frédéric Ocqueteau, « capables de tracer les militaires et gendarmes, de suivre leurs cursus, leur déontologie et leur loyauté aux valeurs acquises ».

Interrogés par Mediapart, les policiers et gendarmes reconvertis dans le privé se défendent de tout comportement délictueux, avant même qu’on leur ait posé la question. « Est-ce qu’il y a encore des barbouzeries ?, anticipe Jo Querry. C’est un choix personnel, ce n’est pas le mien ! » « L’aspect occulte, les barbouzeries, cela n’existe pas trop. Je ne travaille pas sur les fonctions de renseignement mais sur la sécurisation des sites », prévient un autre.

Le vieux routier de l’intelligence économique avance un argument très particulier pour défendre leur probité : « Tous ces grands flics ont un réseau d’obligés, certes. Mais ce n’est pas suffisant pour obtenir un dossier judiciaire. Ça, sincèrement, c’est de plus en plus compliqué… »

Un des plus anciens dans la place s’insurge qu’on ne lui ait pas encore posé de questions sur les faits révélés dans les écoutes Squarcini : « S’imaginer que tous les policiers reconvertis dans le privé sont capables de faire ce mélange des genres pour obtenir quelque chose pour une entreprise, c’est faux ! Je peux vous affirmer que je n’ai jamais utilisé mon relationnel. » Avant de conclure, désabusé : « Mais cela va nous faire du mal, collectivement, c’est sûr… »

Quelle que soit l’éthique de la personne, les avantages financiers et la complexité de la fiche de poste, la reconversion dans le privé a ses limites. Comme le résume avec sa liberté de parole Jo Querry : « Je n’ai jamais connu dans le privé le sel et la saveur de ce que j’ai pu faire dans le public… » Et la chute peut être vertigineuse.

Patrick Moigne était un commissaire de la police financière respecté. Il a été condamné à trois ans de prison, dont un avec sursis, pour « corruption » et « violation du secret professionnel ». À cause de tricoches qu’il faisait au profit d’un ex-policier reconverti dans une société de sécurité privée qui avait un contrat avec Total. Au moment de son procès, l’ex-commissaire Moigne était employé d’une boîte de sécurité privée. Pour 1 300 euros par mois.

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