ajout 31 octobre 2020
Loi de programmation de la recherche : nuit noire sur le Sénat https://academia.hypotheses.org/27401
30 octobre 2020 Par Lucie Delaporte
Un amendement adopté au Sénat stipule que la recherche universitaire devra désormais « s’exprimer dans le cadre des valeurs de la République ». Une formulation ambiguë qui fait craindre aux enseignants-chercheurs, échaudés par les récentes déclarations de Blanquer sur « l’islamo-gauchisme » à l’université, une tentative de mise au pas politique. est un amendement, adopté au cœur de la nuit de mercredi à jeudi, qui passe particulièrement mal dans le monde universitaire. Alors que le Sénat examinait la loi de programmation de la recherche, la sénatrice Laure Darcos (LR) a introduit l’amendement suivant : « Les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République. » Une formulation qui, pour paraître anodine, pourrait saper – par le biais d’une formulation ambiguë – les fondements des libertés académiques, selon lesquelles la recherche est libre, dans le cadre de la loi, de toute tutelle qu’elle soit politique ou, jadis, religieuse. L’amendement, soutenu par la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal, modifie ainsi un article essentiel du Code de l’éducation, selon lequel « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité ». Aux principes de « tolérance et d’objectivité », il faut donc désormais ajouter le cadre du « respect des valeurs de la République ».
Pour justifier cet ajout, le texte précise qu’il s’agit de défendre « les libertés académiques [qui] ne sont plus, en France, à l’abri d’atteintes manifestes ». Évoquant des débats annulés dans certaines facs, des enseignants menacés, il s’inscrit aussi explicitement dans le sillage de l’émotion née de l’attentat contre Samuel Paty, assassiné par un islamiste pour avoir montré à ses élèves des caricatures du Prophète. « Le terrible drame survenu à Conflans-Sainte-Honorine montre plus que jamais la nécessité de préserver, au sein de la République, la liberté d’enseigner librement et de former les citoyens de demain », précise ainsi l’exposé des motifs. « Il s’agit, par cette disposition, d’inscrire dans la loi que ces valeurs, au premier rang desquelles la laïcité, constituent le socle sur lequel reposent les libertés académiques et le cadre dans lequel elles s’expriment », précise enfin le texte.
Quelques jours seulement après les déclarations de Jean-Michel Blanquer dans le Journal du dimanche mettant en cause « les ravages » que ferait « l’islamo-gauchisme » à l’université, voire les « complicités intellectuelles du terrorisme », comme il l’a pointé sur Europe 1, le monde universitaire a l’impression d’une tentative de mise au pas politique.
« Je ne comprends pas bien le sens de cet amendement puisque la loi s’applique aux universités », s’étonne auprès de Mediapart Gilles Roussel, le président de la Conférence des présidents d’université (CPU). « Qu’entend-on exactement par “valeurs de la République” ?, se demande-t-il. Compte tenu de l’imprécision de la formulation, cela me paraît de nature à générer du contentieux inutilement. » Se disant circonspect sur les intentions politiques derrière cet amendement, Gilles Roussel s’interroge : « Cela vise-t-il à remettre en cause certains travaux universitaires ? Dans la période actuelle il me semble important de réaffirmer les libertés académiques plutôt que de les limiter. »
La CPU, d’ordinaire extrêmement mesurée, avait déjà très vivement réagi aux propos de Jean-Michel Blanquer sur « l’islamo-gauchisme », martelant dans un communiqué que « Non, les universités ne sont pas des lieux où se construirait une “idéologie” qui mène au pire. Non, les universités ne sont pas des lieux d’expression ou d’encouragement au fanatisme. Non, les universités ne sauraient être tenues pour complices du terrorisme. »
Préciser comme le fait l’amendement porté par Laure Darcos que « les libertés académiques » doivent désormais s’inscrire dans le cadre « des valeurs de la République », c’est clairement laisser entendre que certains universitaires seraient sortis des clous. Que peut signifier des travaux universitaires conformes aux « valeurs de la République » ? Les chercheurs ne doivent-ils plus interroger, porter un regard critique sur « la République » comme le font évidemment les sciences humaines et sociales ?
Pour l’historienne Christelle Rabier, maîtresse de conférence à l’EHESS, qui tient le blog Academia sur l’actualité universitaire, « c’est donner du crédit aux élucubrations du ministre de l’éducation nationale qui, dans la foulée d’un vieux combat de Marion Maréchal, dénonçait il y a quelques jours “ceux qui dans l’université ont une conception très bizarre de la République” ». L’ancienne députée frontiste s’est en effet réjouie sur Twitter que le ministre de l’éducation nationale reprenne ses « analyses sur le danger des idéologies “intersectionnelles” de gauche à l’université ». Derrière ces dénominations approximatives, les études post-coloniales, décoloniales, de genre, qui interrogent notamment les faux-semblants de « l’universalisme républicain », paraissent aujourd’hui clairement visées. « Même sous Vichy, les parlementaires avaient renoncé à demander aux enseignants de prêter serment au maréchal », s’emporte Christelle Rabier devant ce qu’elle considère comme une attaque mortifère à la profession.
Selon Julien Gossa, maître de conférences en informatique à Strasbourg et auteur du blog très suivi sur « les coulisses de la démocratie universitaire », l’amendement adopté par le Sénat s’inscrit dans « une évidente offensive idéologique qui dénote par ailleurs une défiance envers le monde savant ». Pour lui, « la production de connaissance ne peut se faire sous quelque pression que ce soit, ce qui explique qu’historiquement l’université a toujours essayé de s’abstraire des pouvoirs religieux, politiques ou économiques ». Quelles conséquences concrètes pourrait avoir cet amendement ? « C’est difficile à savoir, car qui va évaluer ce cadre “républicain” ? Qui va le définir ?, questionne-t-il. Les “valeurs de la République” ne sont listées nulle part. Dans la Constitution, il y a des “principes” républicains, pas des “valeurs”. »
La crainte exprimée par beaucoup d’universitaires est qu’un pouvoir plus autoritaire puisse se servir de cette formulation floue pour, comme cela s’est vu en Turquie ou au Brésil, bannir des champs entiers de recherche.