par Alain
Un soir, rentrant du travail, je me suis arrêté pour prendre un type qui faisait du stop à l’angle du Boulevard Émile Combe.
Il devait avoir trente ans, une démarche hésitante, comme s’il n’avait pas marché depuis longtemps. Le regard un peu perdu. Comme il faisait nuit et, qu’à cette heure, la circulation est dense, je concentrais mon attention sur les abords du véhicule, et laissai l’homme prendre place à mes côtés.
Je lui demandai :
— Vous allez où ?
— place de la révolution.
Je feignais de n’avoir pas entendu. Il répétait, d’une voix douce :
— place de la révolution.
Fatigué de ma journée, je dissimulais avec peine mon agacement :
— mais cette place n’existe pas !
L’homme se tournait alors vers moi et inclinait sa tête contre mon épaule, fendant son visage d’un sourire réconfortant. Puis il se mit à parler...
« Vous savez, monsieur, que la révolution soit aujourd’hui nécessaire, est une évidence, d’autant plus que son projet n’a jamais été aussi décrié. Cependant, il ne s’agit pas de faire LA révolution mais UNE révolution, donc, de la projeter à partir d’une situation particulière dans laquelle, si les circonstances la réclament, les conditions générales l’excluent. Il faut d’abord envisager cette contradiction. Nul doute que l’arrogance du pouvoir est à son comble, tout comme les faveurs apportées aux privilégiés. Il est même étonnant de voir à quel point l’absence de partage des richesses réduit sans cesse la marge d’illusion qui pouvait rendre supportable cette appropriation exclusive. »
J’étais étonné du discours que me tenait cet homme au visage émacié mais doux. Étais-ce mon cousin ? Perdu en mer, il y a de cela des années, et converti au marxisme par les dauphins ? Je le laissais poursuivre...
« Le mépris de la misère crée un désespoir sans doute propice à la révolution, mais c’est un piège pour la raison que le désespoir est explosif et non pas révolutionnaire : il prépare une jacquerie facile à réprimer et qui, finalement, servira l’oppression. On dira qu’il suffit que le désespoir prenne le temps de s’organiser, mais les conditions générales travaillent justement à l’en empêcher. Le jeu des causes et des conséquences est depuis longtemps faussé par l’influence des médias. La majorité s’est habituée peu à peu à supporter la destruction des biens collectifs : l’éducation, la santé, les services publics, l’information. Il n’y a plus de peuple, il n’y a qu’un public qui, privé du liant citoyen, a fini par croire que la rentabilité primait sur le service même si la chose est contraire à ses intérêts. »
La circulation assez dense, la fatigue d’une journée dévolue au grand patronat et à ses intérêts à court terme brouillait un peu mon attention. Je risquais une embardée du côté de l’humour facile :
— il n’y a donc plus qu’une solution : la chevrotine ?!
Mais l’homme n’entendait pas se laisser distraire et poursuivait :
« Un peuple est conscient d’une appartenance et d’un partage qui créent une solidarité ; un public n’a en commun que des images éphémères qui l’incitent à des identifications factices ou à la consommation. Conséquence, le périssable, devenu principale attraction, est l’unique bien public, qui pousse à vivre dans un présent sans mémoire et sans réflexion. Le défilé des images occupe la tête sans y produire autre chose que le mouvement répétitif d’une fausse variété perpétuellement actuelle. Ainsi, pas de perspective, rien qu’un appétit renouvelé sans cesse par la publicité. »
Nous finîmes par arriver place de la révolution. Un type au visage aimable s’approchait de notre véhicule et annonçait :
— Je suis désolé de vous avoir tant fait attendre. Cette place n’a pris ce nom que depuis quelques heures. Nous allons bientôt l’annoncer sur notre réseau national.
L’homme, en sortant, me remercia d’avoir fait un détour. il me dit qu’à ses yeux, la gentillesse est une valeur révolutionnaire. Puis il disparut dans la nuit de la place de la révolution, où des chiens tenus en laisse par des jeunes en veste matelassée aboyaient méchamment contre tout étranger à l’endroit. Je redémarrais avec une drôle de sensation dans la gorge.
post-scriptum
Ce type que j’ai pris en stop tient des propos intégralement rapportés de l’écrivain Bernard Noël, tenus lors d’une rencontre à la Maison de la poésie, à Paris, le samedi 8 janvier 2011 et publié dans l’Humanité du 11 janvier 2011.
La ligne maginaire